2008-2018, comment les entreprises ont appris de la crise
La crise financière a ébranlé durement le tissu industriel français. Mais elle a aussi forcé les entreprises à se consolider et à adapter leur stratégie. De quoi les rendre plus pérennes.
Joseph Puzo, le président d’Axon’ Cable, se souvient comme si c’était hier de ce 15 septembre 2008. Le jour où, à New York, la banque d’investissement américaine Lehman Brothers fait faillite, le fabricant de câblage de Montmirail (Marne) dispose d’un solide carnet de trois mois de commandes et tous ses indicateurs sont au vert. Deux semaines plus tard, "toutes les nouvelles commandes se sont arrêtées dans tous les secteurs et partout dans le monde. C’était stupéfiant", raconte l’industriel, qui a pourtant traversé une crise en 1982, puis celle des télécoms de 2001. Pour enrayer la chute d’activité, il prend le contre-pied de ses concurrents américains et accélère ses projets de R&D et sa présence dans les salons professionnels. "À la Nasa, nous étions les seuls à rencontrer encore les acheteurs. Le pari était risqué et n’était possible que parce que nous avions des relations de long terme avec nos banquiers et nos salariés", assure Joseph Puzo. Une stratégie payante, même si l’entreprise a enregistré en 2009 la seule perte de son histoire.
Gestion financière plus prudente
Provoquée par la chute des subprimes aux États-Unis, la crise financière de 2008 a déclenché un tsunami mondial. Les banques refusent de prêter, les constructeurs automobiles se retrouvent à court de trésorerie, les défaillances d’entreprises s’enchaînent. Pour faire repartir la machine, les États injectent massivement des liquidités pour sauver les banques et financent des plans de relance, ouvrant la voie en Europe à la crise des dettes souveraines. Dix ans après, l’industrie française ne s’est pas encore complètement remise du choc. "On a détruit des capacités de production et la croissance potentielle de la France s’est affaiblie" résume Alexandre Saubot, le directeur général du fabricant de matériel de levage Haulotte, l’un des secteurs les plus violemment secoués. En volume, la production manufacturière reste inférieure de 6% à son niveau de 2007. Malgré le redémarrage des projets d’investissement des entreprises, le stock d’investissement n’a pas effacé son décrochage, pointe Alexandre Vincent, économiste chez Rexecode.
Les entreprises les plus fragiles ont disparu. Pour les autres, le traumatisme reste profond et imprègne leur mode de gestion. "On a compris qu’on pouvait passer du très haut au très bas en très peu de temps", reconnaît Bruno Grandjean, le patron de Redex, un fabricant de connecteurs dont les commandes avaient plongé de 40%. Depuis, il fait attention à toujours conserver une ligne de crédit actionnable, pour avoir le temps de se retourner au cas où, et garde un œil sur ses ratios d’endettement. Un moyen, reconnaît-il, de "freiner l’entreprise au moment de certaines décisions". Il n’est pas le seul. "Les industriels qui ont survécu à la crise sont plus solides, mais aussi un peu plus prudents. Avant d’investir, on attend d’avoir des engagements de volume, on prend plus de garanties", abonde Alexandre Saubot.
Moins aventurières, les entreprises ont surtout retenu les leçons du choc subi. La crise a servi de révélateur à leurs fragilités, qui "amènent à revisiter les fondamentaux", résume Philippe Royer, le directeur général de Seenergi, un groupe de 1 200 salariés spécialiste du conseil en élevage, qui en a profité pour accélérer ses efforts d’innovation et de robotisation. Sans surprise, bon nombre d’entreprises ont revu de fond en comble leur façon de gérer leurs financements et leur trésorerie, échaudées par la fermeture soudaine du robinet du crédit à l’automne 2008.
Accélération de la diversification
Elles ont aussi dû adapter leur stratégie et réviser leur organisation, afin de devenir plus résilientes. Et sortir de leurs zones de confort. "C’est à marée basse que vous vous apercevez que vos coûts de structure sont trop élevés. Il a fallu optimiser", souligne Frédéric Coirier, le président du fabricant de cheminées Poujoulat, rattrapé en 2013 par la chute de ses différents marchés. Depuis, l’ETI familiale s’est mise au design, a lancé un service consommateur, assez inédit pour un industriel B to B. "Il y a dix ans, nous nous contentions de vendre des produits. Désormais, nos modèles personnalisables sont un vrai succès. C’est comme cela que nous montons en gamme", se félicite le président, alors que la pression sur les prix s’est accentuée sur son marché. Pour conjurer un effondrement de ses commandes, Bruno Grandjean (Redex) a lui aussi fait évoluer son business model en vendant davantage de services, de la maintenance aux pièces détachées. "Lorsque l’activité va mal, ils assurent des revenus réguliers", précise-t-il.
Pour réduire les risques, les industriels ont accéléré leur diversification. Cèdres Industries, une fédération de PMI spécialisée dans l’installation de lignes de production, s’est élargi ces dernières années à l’énergie et à l’aéronautique, au-delà de ses marchés traditionnels de l’agroalimentaire et de l’automobile. "Les secteurs d’activité n’investissent pas tous en même temps", glisse Frédéric Motte, son gérant. L’enjeu vaut aussi pour les marchés étrangers, alors que le manque d’exportateurs reste l’une des faiblesses du tissu de PME tricolores. "Quand nous avons vu que la France ne repartait pas, nous avons mis le pied sur l’accélérateur pour nous internationaliser davantage", assure Patrick Gruau, le président du carrossier Gruau, qui vient de racheter cet été la part du Fonds stratégique d’investissement, entré en 2010 à son capital pour soutenir son développement. Ces dix dernières années, l’ETI a signé un joint-venture avec un groupe allemand, créé une seconde usine en Pologne, ouvert une filiale aux États-Unis et signé des accords commerciaux avec un carrossier chinois.
"Il faut pouvoir rebondir en permanence et être présent dans suffisamment de zones pour ne pas dépendre de leurs cycles économiques", résume Yann Jaubert, qui a racheté Alfi Technologies en 2009 à la barre du tribunal de commerce, avec un chiffre d’affaires en chute libre de près de 70%. De 300 salariés en 2007, l’entreprise était passée à 100 en 2009. Elle compte désormais 200 emplois directs et à peine moins de façon indirecte, alors qu’une partie des tâches les moins compétitives ont été externalisées. De quoi presque effacer le choc de la dernière décennie. Faute de moyens pour avancer seule, la PME a multiplié les partenariats avec d’autres sociétés, afin de prospecter ensemble de nouveaux clients dans l’aéronautique et se lancer dans la maintenance prédictive en collaboration avec une start-up.
PME et grands groupes dans le même bain
Les leçons de la crise s’étendent aussi aux ressources humaines. La société de conseil en informatique Retis, qui emploie 165 salariés à Montauban-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), a cédé des parts de capital à ses collaborateurs et renforcé l’actionnariat salarié. "Cela fait partie des transformations majeures. Le collectif est plus fort et en cas de difficultés, il vaut mieux ne pas être seul à réfléchir", estime son président, Joël Chéritel. Alors que les difficultés de recrutement se renforcent, "les entreprises ne referont pas l’erreur de licencier, car celles qui ont trop réduit leur effectif ont eu du mal à profiter de la reprise", observe Bruno Grandjean, qui plaide pour un système encore plus flexible de chômage partiel en cas de coup dur. Les petites entreprises ne sont pas les seules à se transformer. Épargné en 2008, Engie (ex-GDF Suez) a dû lui aussi prendre un virage radical, fragilisé par la baisse du prix du baril de pétrole, avec à la clé un plan de cession de 15 milliards d’actifs trop dépendants des marchés et un recentrage sur les services d’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. PSA a renforcé sa présence à l’étranger avec l’absorption d’Opel.
Les entreprises françaises sont-elles désormais plus solides ? "Beaucoup de situations bancales depuis des années ont été assainies en 2008. Le tissu de PME tient mieux la route sur le plan financier et stratégique. Mais la France a perdu de grandes entreprises, passées sous pavillon étranger, stratégiques pour capter la demande mondiale", estime René Ricol, l’ancien médiateur du crédit. Les sociétés disposent de trésoreries bien fournies, même si leur endettement a lui aussi progressé. Le taux de marge dans l’industrie a retrouvé des niveaux supérieurs à ceux qui prévalaient en 2007. En revanche, les industriels n’ont pas encore regagné de parts de marché à l’étranger, malgré les politiques de compétitivité menées depuis 2012 pour diminuer le coût du travail.
Renouveau de la politique industrielle
Car les entreprises peuvent aussi compter sur un autre legs de 2008. Depuis dix ans, la politique industrielle a fait son retour en force. La crise a incité l’État à renouveler ses outils d’intervention. Bpifrance, qui a pris le relais de l’ancien opérateur public Oséo, dispose d’une force de frappe bien plus conséquente en faveur de l’industrie et s’est étendu à l’accompagnement et au coaching des entrepreneurs. Le programme des investissements d’avenir a mobilisé 57 milliards d’euros depuis 2010 pour les secteurs porteurs. La crise de 2008 a aussi acté le renouveau d’une politique de filières, pour anticiper les mouvements à venir. "On a arrêté d’opposer politique publique et privée. L’idée que l’État favorise le dialogue entre les entreprises d’une filière et mette en place les outils nécessaires a été un réel acquis de cette crise", constate Luc Chatel, le président de la Plateforme automobile (PFA), qui était secrétaire d’État à l’Industrie au moment de la chute de Lehman Brothers. Bousculée par la mutation technologique accélérée du secteur, l’industrie automobile a signé en mai son contrat de filière avec l’objectif d’atteindre 1 million de véhicules électriques en 2022. Elle a aussi lancé un programme d’accélération pour les PME avec Bpifrance. "Être capable de s’entendre sur les remèdes aurait été inimaginable il y a dix ans", renchérit Luc Chatel, même si l’amélioration des relations entre donneurs d’ordres et fournisseurs reste "un combat de chaque instant".
Suffisant pour affronter une prochaine crise ? Tout dépendra de sa magnitude. "Les conditions d’une nouvelle crise financière sont toujours là. Beaucoup de mauvaises habitudes dans la finance sont revenues et la régulation est tellement complexe qu’elle est facile à contourner", met en garde, pessimiste, René Ricol. Pour l’instant, les industriels français ne la voient pas venir. Joseph Puzo, le patron d’Axon’Cable, estime qu’"il y a plutôt des signaux d’accélération".
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