"Il faut réensemencer un tissu productif"
L’économiste Xavier Timbeau, directeur de l’Observatoire français des conjonctures économiques, estime qu’il ne faut pas tout miser sur le haut de gamme.
Les carnets de commandes des entreprises sont pleins, leurs marges rétablies. La croissance va-t-elle buter sur leurs difficultés de recrutements ?
Je ne crois pas. Les chefs d’entreprise font part de difficultés et, comme le chômage est élevé, l’explication avancée est une inadéquation des qualifications, des salariés peu motivés ou des indemnités trop généreuses. Le tout justifie de nouvelles réformes. En réalité, il y a un lien fort entre embaucher beaucoup et avoir des difficultés de recrutement. Et l’on a créé beaucoup d’emplois depuis 2017.
Ces pénuries seraient liées au dynamisme de l’emploi ?
Effectivement. Depuis dix ans, le problème de l’entreprise, c’était de licencier, de restructurer. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les entreprises sont confrontées à des sujets oubliés… Qui embaucher ? Comment ? Que proposer de motivant ? Elles ne recrutent pas exactement qui elles veulent. Donc, quand on les interroge, elles font part de leurs difficultés.
Dans l’industrie, à cause des départs en retraite, cet enjeu du recrutement a toujours existé…
C’est vrai. Et c’est pourquoi ce sont plutôt des secteurs comme le bâtiment, l’artisanat, qui n’ont pas de pratiques d’anticipation RH, qui ont le plus de soucis. Il y a un autre problème. Avec le chômage élevé, un certain nombre de salariés se sont installés dans des emplois où ils sont surqualifiés ou dans des secteurs plus abrités. C’est là que les entreprises doivent aller les chercher, provoquer des transferts. Le lien entre difficultés de recrutement et perte de parts de marché évoqué par le Medef n’est pas établi. Les entreprises allemandes en sont la preuve. Elles ont des niveaux historiques de difficultés à recruter. Pourtant, elles continuent à créer des emplois, à produire et à gagner des parts de marché.
Comment analysez-vous l’impact sur l’économie des choix budgétaires du début du quinquennat ?
C’était une politique pro-riches, pas pro-entreprises, car elle portait sur la fiscalité du patrimoine. En supprimant l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et en créant le prélèvement forfaitaire à 30 %, le gouvernement a modifié la fiscalité du capital des individus sans changer celle du capital productif. La suppression de l’ISF peut pousser une personne à s’installer en France plutôt qu’en Belgique. Cela ne change pas la localisation de ses investissements. Il y a une exception : des start-uppers qui imagineraient faire fortune très rapidement sont incités à implanter leur entreprise en France. Ce sont des cas particuliers. Cette stratégie n’a pas rendu plus attractives les entreprises françaises.
Une baisse de l’impôt sur les sociétés est prévue…
Oui, mais les 5 milliards retirés sur la fiscalité du patrimoine n’ont pas été mis sur autre chose ou sur une baisse immédiate de l’impôt sur les sociétés. Cela a pesé sur le budget sans stimuler l’investissement. Le gouvernement comptait sur une reprise de l’activité pour faire un peu de social et réduire les dépenses publiques, or la croissance ralentit. Il se tourne vers les économies les plus faciles, comme la désindexation de certaines prestations sociales.
Les nouvelles baisses de cotisations et de la taxe d’habitation dynamiseront-elles la consommation ?
Elles auront un petit effet positif sur le pouvoir d’achat en fin d’année. Cela va créer une réelle différence entre les actifs et les retraités, mais c’est un choix assumé par le gouvernement.
Que peut apporter la mesure de désocialisation des heures supplémentaires ?
Cette mesure est surtout intéressante politiquement. François Hollande, qui l’avait supprimée, l’avait payé très cher en termes de popularité. Valoriser les heures supplémentaires, c’est très populaire. C’est une mesure de pouvoir d’achat plutôt maligne, mais qui joue surtout sur les heures supplémentaires déjà réalisées. Les entreprises et les salariés les effectuent sur une base régulière. Leur volant n’est pas si variable.
Y aurait-il de nouvelles mesures pro-entreprises à prendre, en particulier pour réduire le déficit commercial ?
Avec la crise, on a vu la disparition de pans entiers de l’industrie. Adopter de nouvelles mesures de compétitivité ne servirait à rien en raison du manque d’acteurs. Il faut réensemencer un tissu productif.
Comment redynamiser ces capacités perdues ?
Ce qui manque peut-être à l’industrie française, ce sont des secteurs à moindre valeur ajoutée, mais nécessaires à la high-tech et au très haut de gamme. La France s’est spécialisée dans quelques secteurs très performants : l’aéronautique, la chimie fine, le luxe, l’automobile. Mais lorsque vous fabriquez des automobiles, c’est bien d’avoir des boulons de qualité, près de chez vous, livrés rapidement. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas mettre de la technologie dans les boulons. L’Allemagne dispose de ce type d’écosystème.
Que faudrait-il faire ?
Cessons de tout miser sur ces quelques secteurs d’excellence. Il faut mettre de l’intelligence dans des secteurs traditionnels. Le luxe est florissant, mais cela ne suffit pas. Il y a de gros volumes ailleurs. Cette réflexion sur la politique industrielle n’est pas à l’ordre du jour et se complique avec la transition énergétique. Aujourd’hui, malgré l’action de Bpifrance, la France reste à la traîne sur des thématiques comme les éoliennes, les véhicules électriques. On s’est peut-être trop focalisé sur le financement et on a oublié les mesures pour renforcer les écosystèmes, l’accès aux commandes publiques, les mesures réglementaires.
A-t-on tiré toutes les leçons de la crise de 2008 ?
On ne l’a pas fait sur le plan politique. La crise de 2008 a montré que le capitalisme financier mondial s’était développé en dehors des moyens de régulation des États et aussi des moyens d’intervention a posteriori. La montée du chômage et le renforcement des inégalités ont ancré cette impuissance des États et l’idée que certains en profitent et d’autres pas. Cela se traduit par la montée du populisme. Il faut un espace de régulation du capitalisme. Au niveau mondial, c’est compliqué. La réponse doit être européenne.
D’où viendra la prochaine crise ?
Je crois que les prochaines crises d’ampleur ne seront pas économiques, mais migratoires et liées au changement climatique. D’ici à vingt ans, on peut passer d’une crise migratoire à 5 millions de personnes à d’autres à 250 millions de personnes. Quel pays est prêt à accueillir l’équivalent de 20 % de sa population ? Les conséquences seront gigantesques.
PARCOURIR LE DOSSIER